Le témoignage de Jean A.

7 mai, 2014
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Je me présente: Jean Arnault, retraité de l’Education Nationale . J’ai 83 ans . Mon épouse Antoinette, atteinte de la maladie d’Alzheimer, est décédée le 10 novembre 2012. Elle avait 80 ans. Il est très difficile de préciser le début des troubles. Elle avait à peine 60 ans. Je l’ai accompagnée durant toutes ces années, dans les ténèbres de la maladie d’Alzheimer, impuissant face à sa détérioration physique et mentale.Elle était devenue totalement dépendante, grabataire, passant du lit au fauteuil, le corps déformé, les membres raides, incapable de faire le moindre mouvement , le moindre geste, ne serait-ce que chasser une mouche se posant sur son visage. Je n’ai plus entendu le son de sa voix pendant plus de douze ans. Je lui ai régulièrement rendu visite chaque semaine , guettant auprès d’elle un regard dans une période d’éveil trop rare, un frémissement de ses doigts dans ma main. C’était notre seul moyen de communication. Avait-elle alors conscience de ma présence? Me reconnaissait-elle? Ces questions sont restées sans réponse.

La maladie s’est installée de manière très sournoise, très insidieuse. Les pertes de mémoire, les hésitations et confusions dans son élocution étaient alors jugées très anodines, tout simplement liées à l’âge.Puis, elle a manifesté des troubles du comportement se traduisant par une certaine tristesse, l’envie d’isolement, la négligence de sa personne (alors qu’elle était très coquette),l’indifférence pour tout ce qui l’intéressait auparavant, les tentatives de fugue. La difficulté à trouver ses mots, la répétition incessantes des mêmes questions augmentaient son irritabilité et la plongeaient dans un état de désespérance, signe d’une grande souffrance.

J’ai sûrement commis des erreurs à cette époque, excédé par ses comportements, en essayant de la raisonner, d’apporter des réponses à ses questions. Il aurait fallu comprendre qu’elle évoluait déjà dans un monde différent du mien, hors de la réalité , monde dont elle était devenue prisonnière, tous ces symptômes interprétés par notre généraliste comme les signes d’une dépression, d’une profonde mélancolie, me plongeaient dans l’incompréhension, la colère, le sentiment d’injustice, le désarroi (Mais qu’est ce qui nous arrive? Pourquoi nous?).

Les traitements mis en oeuvre, antidépresseurs, anxiolytiques et un séjour en clinique psychiatrique avec plusieurs séances d’éléctrochocs, n’apportèrent aucune amélioration. Il semble que le corps médical avait à cette époque, pourtant pas si lointaine, des lacunes dans la connaissance de la maladie d’Alzheimer. Un évènement particulier a provoqué une aggravation de son état. En 1999, pour cause de cancer, elle a subi l’ablation de la vessie. Nous sommes restés deux mois en clinique. Elle était très agitée, arrachait les sondes et les drains, refusait de s’alimenter, renvoyait les infirmières venant prodiguer les soins. Elle était devenue de plus en plus agressive à mon égard, injurieuse, m’adressant toutes sortes de reproches injustifiés. Je me trouvais alors face à une étrangère; un être qui n’était plus ce qu’elle avait été.

A notre retour à domicile – que l’on m’avait fortement déconseillé- une de nos filles, Jany, qui, aux dires de mon épouse, serait notre bâton de vieillesse, est venue s’installer chez nous avec ses deux enfants. C’était un évènement attendu avec une impatience fébrile, une grande joie de la part d’une mère très protectrice, d’une grand-mère pleine de tendresse. Cela s’est traduit par le refus de reconnaître sa fille et ses petits-enfants. Elle a manifesté une violence verbale excessive, une grande agitation et des crises difficilement contrôlables. Sans doute a-t-elle considéré sa fille comme une intruse, une rivale qui venait s’immiscer dans notre couple. Nous restions alors saisis de panique , mêlée à la colère, la révolte. Il nous fallait attendre parfois des heures avant de retrouver un semblant de calme précédant un nouvel orage. Au cours des années 1997/1998, elle a effectué trois séjours en gériatrie à l’ASM de Limoux. Mais les retours à domicile devenaient de plus en plus stressants. Toujours cette forte agressivité, cette déambulation incessante, ces refus des soins infirmiers et des visites du médecin.

Comment soulager cette souffrance chez l’être aimé ? Car ce comportement était bien la manifestation d’une grande souffrance qu’elle était incapable d’exprimer par des mots.

Une telle situation déclenche une crise générale au sein de la famille, un bouleversement où chaque place va être modifiée ; ce qui signifie, pour l’accompagnant, de continuer à assumer son rôle antérieur, y ajouter ceux qu’assumait le malade, et apprendre le rôle de soignant avec toute l’attention, la patience, l’écoute qu’exige ce métier auquel il n’a pas été préparé. Pour les enfants et petits-enfants, la douleur d’assister impuissants au déclin d’un être cher.

Malheureusement, pour nombre de familles, lorsque la limite du maintien à domicile est atteinte ou trop souvent dépassée, se pose le problème du placement en établissement de longue durée. Décision difficile, douloureuse, véritable déchirure. Au sentiment de culpabilité s’ajoute une impression de dernière fois. Cependant, ce ne peut être un abandon, mais le choix de soins effectués par des personnes qui assumeront à compter de ce jour ce que vous n’êtes plus capable de faire.

Mon épouse a quitté la maison le 6 août 1998 pour le service de neurologie à l’hôpital de Narbonne, le 16 août pour un nouveau séjour à Limoux et elle a été admise le 25 septembre 1998 à la résidence Antinéa à La Redorte.

C’est alors que l’on réalise que tout est broyé. Plus de projets, plus d’espoir de partager, l’un près de l’autre, des années tranquilles après des années de travail. Aucun espoir de guérison. On est devenus prisonniers de la maladie.

Cependant, il faut continuer à vivre pour accompagner le malade, se blinder pour accepter une succession de deuils. Il faut continuer à lui témoigner l’amour, la tendresse, donner ,sans rien attendre en retour. Nous devons permettre à tous ces malades d’Alzheimer de terminer leur vie dans la dignité à laquelle ils ont droit. C’est tout cela qu’ils attendent de notre part, de votre part, vous qui êtes de futurs soignants. A Antinéa, au fil des mois, des années, grâce au docteur Taillandier et à tout le personnel soignant qui témoignent à tous leurs malades une immense tendresse, un total dévouement, qui sont toujours là pour rassurer les accompagnants, j’ai trouvé un grand réconfort, une oreille très attentive à tous mes problèmes. Cela peut permettre sinon d’accepter cette situation tout du moins de s’y résigner en constatant que le malade que nous avons confié est devenu leur malade, je dirai même leur parent.

Je dois également parler de ma rencontre avec les membres de l’association. Pouvoir parler avec ceux qui vivent ou ont vécu la même douloureuse expérience. Pouvoir laisser libre cours à son chagrin. Pas de compassion, seulement un partage, une écoute, une profonde relation d’amitié. De même, dans cet établissement, des malades qui me reconnaissaient m’ont offert un tas de cadeaux que je ne pouvais plus attendre de mon épouse – un sourire, un mot, une main tendue, un bisou – et j’avoue que le me les appropriais comme autant de petits bonheurs de l’instant où l’on puise l’énergie, la force, pour vivre l’avenir. Et quel avenir après 58 ans de mariage ? Quel avenir si ce n’est le cheminement de deux êtres à travers des mondes qui ne se rencontrent plus.

Il me faut ajouter que cette séparation à perpétuité représente une lourde charge financière pour les familles.

Antoinette n’est plus. Je hais la maladie d’Alzheimer qui nous a pris en otages en nous volant 20 années de bonheur. Avec mes enfants et les petits enfants nous allons réécrire un nouveau livre de vie, plus serein, illustré de tous les beaux souvenirs qu’Antoinette nous a laissés.

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